Le domaine public aux États-Unis et Commons

Publié par Hamelin de Guettelet le vendredi 11 janvier 2013

Les États-Unis ont mis le bazar dans le domaine de la protection des œuvres de l’esprit ; des œuvres tombées dans le domaine public retournent dans celui du copyright. Voilà une affaire compliquée à comprendre et à expliquer pour qui n’a pas de solides connaissances en droit, droit international, droit d’auteur et droit de copyright avec les droits dérivés et droits moraux. N’étant justement pas spécialiste du droit, je demande à mes lecteurs d’être indulgent avec moi et de me signaler toute erreur factuelle ou d’interprétation que je corrigerai immédiatement. Merci d’avance.

Sans faire un cours de droit essayons quand même de donner les bases minimales de la protection des œuvres de l’esprit pour expliquer ensuite le problème de domaine public qui se pose à Wikimedia Commons. Je hasarderai une solution peut être possible.

Chaque pays au cours de son histoire a ressenti ou pas la nécessité de protéger la création des auteurs, dans les pays de common law, c'est la notion de protection de l’œuvre qui a été retenue. La notion de copyright voit le jour en Angleterre en 1710, reprise en 1790 aux États-Unis. Dans les pays européens de droit héritier du droit romain dit droit civiliste, c'est la notion de protection des droits de l'auteur qui a prévalue. En France, Beaumarchais est à l’origine du droit d’auteur en 1777 confirmée à la Révolution avec la possibilité pour les ayants-droit de l’auteur, d’exploiter l’œuvre pendant 5 ans après sa mort. La distinction entre copyright et droit d'auteur n'est pas anodine, elle a empêchée pendant un siècle les États-Unis d'adhérer à la Convention de Berne.

La notion de copyright relève plus de valeurs commerciales avec la nécessité d'enregistrer une œuvre qui elle-même doit se trouver sur un support matériel et en limitant au maximum les droits moraux des auteurs. La notion de droit d'auteur donne toute sa place aux droits moraux, le droit de divulgation, le droit de paternité, le droit au respect et le droit de repentir et la protection est acquise dès la création sans démarche particulière.

Les œuvres circulant d’un pays à l’autre, il devient nécessaire n’imaginer une règle internationale et en 1886 la Convention de Berne est signée par neuf pays européens plus la Tunisie. Aujourd’hui, la Convention, plusieurs fois amendée, seuls vingt et un pays, y compris Saint-Marin (seul pays européen) ne l’ont pas signé.

Que dit la Convention de Berne ? Elle applique une règle générale de durée de protection et trois principes :
  • La règle veut que la protection soit accordée jusqu'à l'expiration de la 50e année post mortem auctoris, après la mort de l'auteur (le décompte commençant au 1er janvier pma), rien n'interdit de prolonger cette protection ;
  • Le principe de traitement national, un auteur ressortissant d’un pays de la Convention bénéficie d’une protection dans tous les autres pays de la Convention comme les nationaux de ces pays ;
  • Le principe de protection automatique, la protection accordée n’est subordonnée à aucune formalité préalable. Il a fallu un rapprochement des droits d’auteur et de copyright pour rendre cette disposition applicable ;
  • Le principe d’indépendance, la protection dans un pays est indépendante de celle du pays d’origine de l’œuvre, mais avec un système de comparaison des délais qui veut qu’une œuvre tombé dans le domaine public dans le pays d’origine le soit aussi dans les autres … sauf disposition nationale contraire.
Ici trois remarques pour expliquer les problèmes exposés ci-dessous :
  • la durée de protection est une durée minimale, chaque pays est libre d'une durée supérieure ;
  • le principe de traitement national implique que les auteurs et leurs œuvres soient traités différemment suivant les pays ;
  • le système de comparaison est la règle mais c'est le principe d’indépendance qui est énoncé, les États-Unis ont choisi la liberté (économique) à la sagesse.
 La France appliquait la durée de la Convention de Berne pour ses auteurs nationaux avec une double particularité :
  • prorogation pour temps de guerre soit 6 ans et 152 jours pour la Première Guerre et 8 ans et 120 jours pour la Seconde, prorogations cumulables ;
  • prorogation de 30 ans pour un auteur mort pour la France.
L’Union Européenne a modifié les durées de protection en 1993 en portant cette durée de 50 à 70 ans pma. La directive a été transposée en droit français en 1997, avec toujours (pour faire simple) le principe des prorogations.

© Anton Faistauer
Les États-Unis n’ont adhéré à la Convention de Berne qu’en 1988 pour une raison simple, la reconnaissance des droits moraux et le régime général du copyright des États-Unis ne correspondaient pas avec ceux de la Convention qui sont orientés droit d’auteur. Cela avait un énorme inconvénient, des œuvres non enregistrées au États-Unis n’y étaient pas protégées (les auteurs de langue anglaise pas suffisamment précautionneux étaient systématiquement pillés aux États-Unis jusqu'en 1988). Avec l’adhésion à la Convention, les États-Unis alignaient plus ou moins le régime du copyright sur celui du droit d’auteur avec une durée de protection de 50 ans pma et 70 ans pour les œuvres collectives d’entreprise. En 1998, la Mickey Mouse Protection Act défendu par le chanteur Bono portait la durée de protection à 70 ans pma et reprenant certains principes du copyright, 95 ans après publication et 120 ans pour les œuvres collectives d’entreprise.

Tout est simple donc, sauf que … l’Uruguay Round, dernière discussion internationale en date dans le cadre du GATT – Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce – qui a donné naissance à l’OMC – Organisation mondiale du commerce – est passée par là.

Était inclus dans les négociations une discussion sur la propriété intellectuelle touchant au commerce avec en final un accord TRIPS – Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce – que les États-Unis ont transcrit dans leur législation fédérale avec l’URAA – Uruguay Round Agreements Act – en 1994. Cette nouvelle réglementation reprenait déjà certains principes du copyright et mettait fin au système de comparaison du principe d’indépendance de la Convention de Berne avec pour conséquence voulue de restaurer aux États-Unis des droits sur des œuvres déjà tombées dans le domaine public.
«parenthèse»   En passant, je trouve beaucoup moins choquant le retour sous copyright de certaines œuvres que l'interdiction de fabrication de médicaments génériques en Inde et en Afrique imposée par la même URAA ; le business américain n'a aucune honte à se faire du fric sur le dos des peuples déshérités quitte à plonger dans la mort des centaines de milliers d'êtres humains qui n'ont eu que le malheur de tomber malade.   «/parenthèse»
C’est maintenant la durée de protection aux États-Unis et uniquement aux États-Unis qui est prise en compte. Conséquence, en prenant comme date de référence le 1er janvier 1994, certaines œuvres dans le domaine public en Europe (50 ou 70 pma) et dans le domaine public aux États-Unis (50 ou 70 pma) retourne sous copyright avec une durée de 95 ans pma pour les œuvres publiées entre 1923 et 1977, sans parler des œuvres d’entreprise. Pour comparaison, au 1er janvier 2013, sans tenir compte des prorogations, ce sont les œuvres des auteurs morts en 1942 qui tombent dans le domaine public en Europe.

Certains, dont Wikimedia Commons, se sont opposés à cette réforme au prétexte d’anticonstitutionnalité, mais le 18 janvier 2012, en même temps que la bataille contre SOPA (cf. mon message du 18 janvier 2012) et contre ACTA (cf.mon message du 26 janvier 2012), la cour suprême des États-Unis dans l'action Golan v. Holder décidait que l’URAA était constitutionnelle. J'étais passé à coté du problème, cela ne me gênait pas que les États-Unis rallonge leur durée de protection depuis que Walt Disney avait obtenu 120 ans. En fait je n’avais pas vu les problèmes d’hébergement de Wikimedia Commons.

La discussion commençant à faire du buzz en ce début d’année, il fallait que je comprenne quelque chose à ce problème de droit d’auteur/copyright. Jusqu’à maintenant les administrateurs de Commons essayaient de faire respecter le chargement de fichiers en fonction du sujet et du créateur du fichier. Cela fonctionne plus ou moins bien, mais fonctionne, les cas qui ne respectaient pas le droit d’auteur étaient purement et simplement effacés. Pour ceux qui posaient quelques problèmes d’acceptation, du fait de législation nationale divergente, étaient hébergés sur les Wikipédias sur lesquels la dérogation était acceptée. Des vignettes de bandes dessinées sont hébergées sur la Wikipédia anglophone au titre du fair use, des œuvres d'art modernes dans des lieux publics sont hébergées sur la Wikipédia germanophone au titre de la liberté de panorama, des monnaies sont hébergés sur la Wikipédia francophone au titre d’un arrangement avec le bon dieu, etc. érigeant ainsi le droit du nom de domaine comme une protection suffisante face au droit de l’hébergeur.

En cette affaire, nous pouvons avoir à faire face à plusieurs droits différents :
  • Droit de l’hébergeur correspondant au lieu d’installation des serveurs ;
  • Droit du nom de domaine correspondant à la nationalité du domaine ;
  • Droit des utilisateurs avec filtrage à partir des lieux de consultation.
Nous ne pouvons accepter un filtrage par lieu de consultation au principe de la liberté d’Internet (cela n’a pas gêné Google qui vous retourne des résultats de recherche, principalement sur Google-Books, différents en fonction de votre adresse IP, faites une recherche à partir de votre IP française et d’un proxy américain !) Pourrons-nous jouer à grande échelle entre le droit de l’hébergeur et le droit du nom de domaine ?

Cette nouvelle législation américaine maintenant applicable sans restriction, va donner du travail aux administrateurs de Commons. Depuis 1997, des bandeaux URAA signalent environ 3 000 fichiers mais ce ne serait que la partie visible de l’iceberg, certains estiment qu’il y a 1 200 000 fichiers concernés. Une œuvre dans le domaine public en Europe peut ne plus l’être aux États-Unis.

Les serveurs de la Wikimedia Foundation hébergeant au États-Unis tous les fichiers de Wikimedia Commons, comme d’ailleurs tous les projets de la Foundation, il en découle, cette fois-ci au nom du droit de l’hébergeur comme d’ailleurs au nom du droit de domaine, qu’un fichier dans le domaine public en Europe ne peut être hébergé aux États-Unis s’il n’y est pas aussi dans le domaine public.

Que vont faire de tous ces fichiers les administrateurs généralement connus pour leur peu de tolérance au non respect du droit d’auteur ? Les supprimer en bloc, c’est quasiment irréalisable, vérifier les droits dans le pays d’origine et aux États-Unis peut prendre beaucoup de temps pour un seul fichier alors pour 1 200 000. Fermer les yeux sur le problème, ce n’a jamais été la politique des Commonistes. Il ne reste plus qu’à déménager les serveurs de Wikimedia Commons ailleurs, mais où ? Existe-t-il un pays qui optimise les différentes durées du droit d’auteur ? Et la Foundation peut-elle se le permettre ?


Je ne vois qu’une solution pratique, mettre en avant le fait que Wikimedia Commons, s'il est hébergé aux États-Unis, est avant tout un site international ; international par son contenu, international par ses utilisateurs. Il lui faut donc être conforme à la législation de tous les pays et à la Convention de Berne. Il faudrait donc peupler les pages de Commons de bandeaux informatifs/restrictifs ; un bandeau de plus ou de moins ne devrait poser aucun problème pratique, les bandeaux incompréhensibles et inutiles foisonnent déjà alors un de plus ou un de moins ! ! ! Chacun des fichiers présents dans Wikimedia Commons devrait comporter un bandeau explicitant clairement les conditions de domaine public suivant les pays. Une photo représentant les bâtiments de Le Corbusier à Chandigarh ou celle d'une sculpture de Niki de Saint Phalle à Hanovre comporterait un bandeau indiquant que le fichier n'est pas dans le domaine public dans les pays d'acceptant pas le liberté de panorama comme la France, comme la reproduction de la Charge de la Cavalerie Rouge de Kasimir Malevitch ou la photo des vitraux de l'église Mariahilf à Bregenz d'Anton Faistauer comporterait un bandeau indiquant que le fichier est dans le domaine public dans son pays d'origine mais sous copyright aux États-Unis.

De plus ces bandeaux ne seraient pas inutiles, ils permettraient, en arguant du fait de l'internationalisation des utilisateurs du site, de surpasser les droits de l'hébergeur ou du nom de domaine par le droit applicable au utilisateurs sans pour autant utiliser un procédé technique de filtrage, le bandeau informant, donc responsabilisant, les utilisateurs. Par contre mon incompétence en droit, ne me permet pas de savoir si cette solution est défendable en droit américain.

Joli problème à venir, ainsi va mal Wikipédia.