Apostrophons l'apostrophe !

Publié par Hamelin de Guettelet le mercredi 2 mai 2012

De temps à autre, quand on manque de sujet, il suffit de ressusciter quelques « vieux marronniers » - sujets récurrents - comme celui de l'apostrophe.

© Vincent Ramos
Voilà un des sujets de Wikipédia qui confine au ridicule ; la « chiure de mouche » comme l’appelle si joliment Alphabeta, un spécialiste de la chose certainement, lui qui sait si bien « sodomiser les dites mouches ». Si l'on en croit ce contributeur obsédé de typographie, il n'y a qu'une et une seule apostrophe qui vaille, l'apostrophe typographique, pas question d'utiliser l'apostrophe dactylographique qui est pourtant d'usage courant aujourd'hui pour tout texte informatique, oubliant au passage que chaque médium a ses habitudes de présentation et que Wikipédia n'est pas un « beau livre » mais une encyclopédie informatique.

Voyons ce problème d'apostrophe droite ou courbe sous ses divers aspects.

Posons d'abord comme principe d'évidence, chaque médium a des habitudes de présentation qui tiennent à ses contraintes techniques. Et si l'on doit parler de typographie, d'habitudes typographiques, j'allais écrire règles typographiques mais de règles universelles valables pour tous les médias il n'y en a pas, les habitudes typographiques, donc, sont variables dans le temps mais aussi et surtout en fonction des supports imprimés. L'adjectif imprimé est d'importance puisque la typographie ne s'adresse qu'à l'imprimé ; du livre à la presse, de la presse à la communication publicitaire. Les spécialistes de la typographie parlent d'ailleurs de typographie à lire et de typographie à voir. Le livre à la typographie soigné, nommé « beau livre », est le lieu privilégié de l'art typographique avec une typographie à lire et à voir. Le livre de consommation et la presse utilisent une typographie à lire seulement et la publicité, l'encart ou l'affiche, une typographie seulement à voir. En dehors de l'imprimé, il est impropre de parler de typographie, même si certains médias se donnent l'apparence de l'imprimé. Wikipédia qui se veut une encyclopédie n'est pas une encyclopédie imprimée, et si un jour elle devait l'être, toute sa présentation, sa composition et sa typographie seront à créer. Il ne suffira pas de supprimer les verrues qui encombrent les écrans, boîboîtes, palettes, bandeaux, portails, catégories etc. et même ce qui fait sa force les liens hypertexte.

Alors parlons de typographie sous tous ses aspects.

D'abord l'aspect grammaticale :
L'apostrophe, qui ne portait pas encore ce nom, est d'origine grec, du grec ancien (le mot apostrophe est aussi d'origine grec mais tardif), par contre le latin, à l'origine du français, ne faisait pas usage de l'apostrophe. Il faudra attendre le milieu du XVIe siècle avec, par exemple, le traité de la grammaire francoise de Robert Estienne (1569) pour qu'apparaisse l'apostrophe, un demi-cercle ouvert à gauche et non une virgule rehaussée, pour marquer l’élision. C'est le premier signe bien avant les diacritiques puisqu'à cette époque les accents n'existaient pas encore. Son usage était de retranscrire à l'écrit la prononciation courante, l'hiatus entre les articles singuliers et les mots commençant par une voyelle, c'était la marque de ce qui deviendra avec le temps une règle de grammaire.

Ensuite, l'aspect typographique :
Je ne parlerai pas ici de beauté typographique, même si les habitudes typographiques sont d'abord et avant tout esthétiques. La typographie se donne pour but de faciliter la lecture d'un texte. Pour cela les typographes n'auront de cesse de créer la police de caractères la plus appropriée pour satisfaire cet objectif. Gutenberg composait en gothique pour imiter l'écriture manuscrite germanique, les italiens créèrent les caractères humanistiques, comme l'Onciale, la Romaine ou l'Italique. Évidemment à chaque police de caractères sa forme d'apostrophe, étant entendu que bien souvent le typographe « bricolait » ce premier signe pré-diacritique avec une virgule. Viendra le règne des polices de Garamont, Elzévir, Grandjean, Caslon, Baskerville, Didot, Boldoni etc. sans oublier, pour la presse, les polices Mécanes, Times, Monde etc. ou pour la publicité les polices Helvética, Frutiger, etc. chacune avec une forme spécifique d’apostrophe plus ou moins droite, plus ou moins courbe.

Encore, l’aspect dactylographique :
Quand il a s'agit d'être efficace, ne plus écrire à la main pour être lisible (toujours la même motivation), ne pas imprimer pour être pratique, monsieur Remington, fabriqua et commercialisa la première Type Writer, machine à écrire de Christopher Sholes. Prévue pour dactylographier l'anglais, les premiers claviers reprennent les habitudes typographiques anglaises ou américaines. Pour une économie de moyen, limiter le nombre de marteaux d'impression, un signe, l'apostrophe dactylographique, va remplacer plusieurs autres signes typographiques : l'apostrophe, les guillemets anglais simples ou doubles, ouvrants ou fermants, et par la suite avec l'internationalisation les guillemets français ou germanique. Finies les belles compositions typographiques, hormis la tabulation, les frappes dactylographiques ne connaissent plus la graisse, l'approche, le crénage et la chasse, l'interlignage, la justification, les lettrines, les titrages et bien d'autres choses encore comme les capitales accentuées, mais personne ne s'en plaignait. C'est le règne des polices Typewriter, Adler, Courrier etc. l'apostrophe n'est plus qu'un petit trait vertical ou légèrement incliné sur la gauche.

Enfin, l'aspect informatique :
Dans un premier temps, pour le traitement du texte, les ordinateurs n'étaient que des machines à écrire intelligentes, le clavier informatique courant est l'héritier du clavier dactylographique. Il fallait un codage des signes alpha-numériques et typographiques, il reprendra aussi la casse des machines à écrire. Puis le traitement informatique faisant des progrès fulgurants réapparus alors toutes les subtilités de la typographie, avec la PAO - publication assistée par ordinateur - l'ordinateur permet maintenant de faire des compositions typographiques et avec lui tous les abus possibles ; les logiciels permettent à chacun de se prendre pour Alde Manuce. C'est le règne de toutes les polices PostScript d'Adobe, TrueType d'Apple, etc. qui sont toutes des polices vectorielles après avoir été matricielles. Toutes ces polices de toutes les apparences possibles et imaginables ont des apostrophes de toutes les formes possibles et imaginables ; n'en déplaise aux ayatollah de l'apostrophe courbe, il n'est pas qu'un modèle unique qui serait obligatoirement l'apostrophe qu'ils se plaisent à dire typographique.

Une encyclopédie informatique et non imprimée :
Ce qui nous intéresse ici ce n'est pas la composition typographique d'une encyclopédie papier mais la composition informatique d'une encyclopédie lisible sur un écran d'ordinateur et sur ce sujet les laudateurs typographiques se foutent du monde. Ils oublient les bases même de la typographie : la meilleure lecture possible d'un texte en respectant la langue et sa grammaire. Le respect de ce qu'ils appellent des règles typographiques n'a jamais été une finalité en soi mais simplement un moyen, le moyen de bien lire. Auraient-ils oublié qu'il existe plusieurs typographies ? La typographie à lire et à voir pour les beaux livres, et pour laquelle existait l'imprimerie royale avant d'être nationale, la typographie à lire pour la presse et la typographie à voir pour la publicité. Chacune de ces typographies a généré des règles ou des habitudes spécifiques. Pourquoi, certains inconditionnels s'entêtent-ils bêtement à vouloir imposer des habitudes typographiques des beaux textes à un écran informatique ? Oseraient-ils nous imposer les règles typographiques de l'imprimerie nationale à nos textes scripturaires ?

Ont-ils oublié, ou font-ils semblant d'ignorer que l'écran informatique est matriciel comme d'ailleurs les imprimantes ? Et que toute complexification vectorielle lui est étrangère (sauf pour les imprimantes). Cela, à lui seul détruit toute sophistication typographique. La recherche typographique de la forme idéale d'une lettre, et a fortiori d'une apostrophe n'a sur un écran aucun sens hormis celui de la lisibilité ; la dimension finale du document n'existe plus encore moins la taille de ses composants, illustration ou texte, donc des lettres ou des apostrophes. La taille de ces éléments est fonction de la taille de l'écran de lecture et de sa définition. Nous connaissons tous le ridicule de fixer dans un article de Wikipédia la taille d'une illustration, nous devrions savoir aussi que la taille des petits signes ou des diacritiques est fonction aussi de ces critères. Qui fait réellement la distinction entre une apostrophe courbe et une apostrophe droite, sinon à grossir démesurément le texte au point de le rendre illisible ? Personne évidemment. Sur un écran 1920x1080 en 24 pouce de diagonale, avec le réglage de mon navigateur sur une page de Wikipédia, une apostrophe en taille 10 points s'affiche sur deux lignes de pixels, par l'extinction d'un pixel cyan, magenta et vert de la ligne supérieure de pixels et l'assombrissement des pixels cyan, magenta et vert de la ligne en-dessous, c'est sur ces trois pixels de la ligne inférieure que se joue la différence entre une apostrophe droite ou courbe, on tombe dans le subliminal en plus du ridicule.

Enfin deux dernières choses pratiques :
Qui peut saisir facilement au clavier une apostrophe courbe ? Personne, puisque les claviers informatiques dérivent directement des claviers dactylographiques. Faut-il imposer à chaque contributeur une gymnastique dactylographique pour saisir une apostrophe courbe ? Évidemment non, ou alors on cherche vraiment à faire fuir les contributeurs.

Qui n'a jamais été agacé par l'apparition d'un lien rouge alors qu'il sait l'article existant ... mais avec une apostrophe courbe dans le titre ? Tout le monde, tant que le fanatique de l'apostrophe qui a créé l'article avec une apostrophe courbe n'a pas créé en même temps une page de redirection avec un titre comportant une apostrophe droite. Faut-il doubler les pages de redirection pour satisfaire la lubie de quelques uns ? Évidemment non, sauf à tomber dans le ridicule.

Maintenant, il me resterait à voter contre l'apostrophe courbe dans un sondage initié par Touriste, encore un. Je voterai contre cette pratique d’un autre siècle, d'un autre lieu, d'un autre médium, si toutefois je participais encore à l'encyclopédie.

Ainsi irait mieux Wikipédia en interdisant l'apostrophe courbe.

PS : La bible du typographe Lexique des règles typographiques en usage à l'imprimerie nationale ne spécifie absolument pas la forme de l'apostrophe, elle n'en fixe que l'utilisation grammaticale.